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Le burkini est d’abord un signe ostensible de soumission à une tradition religieuse sexiste


Vous, qui soutenez le port du burkini sur la plage, au motif, confirmé par la Conseil d’État, que c’est une liberté fondamentale, je vous préviens : que direz-vous à la femme qui vous dira, bientôt : « Je suis l’épouse d’un homme qui a plusieurs épouses, je suis bien comme cela et c’est ma liberté fondamentale ? ». Je ne doute pas que le Conseil d’État, ou à défaut, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, confirme un jour cette liberté fondamentale. Et le jour ou un père de famille vous dira : « J’ai fait exciser ma fille à 8 ans, car c’est mon devoir d’en faire une bonne épouse, c’est mon droit fondamental d’élever mes enfants comme je l’entends, c’est ma liberté, ma civilisation vaut bien la vôtre », que lui direz-vous ? Je ne sais pas ce que dira le Conseil d’État et la CEDH, mais je suis très inquiet.

La liberté n’existe pas, ou très peu, dans les sociétés humaines. Les grands sociologues nous ont appris que les comportements des individus sont, très majoritairement, formés, normés, par le milieu dans lequel ils vivent. Il faut beaucoup d’intelligence, et une volonté de fer, pour sortir des schémas de son milieu, pour imaginer, puis rompre avec son groupe d’origine. « On ne naît pas femme, on le devient », signifie cela : pour être une femme [libre], il faut avoir analysé sa condition, son assujettissement, pour peut-être, dépasser le modèle imposé, et aller vers un moins grand assujettissement. Le livre de Didier ERIBON « Retour à Reims » (Flammarion, 2010) en est une éclatante démonstration.

Le burkini est une soumission volontaire publique au stéréotype de genre édicté par la religion dominante du groupe de celle qui le porte. Toutes les femmes musulmanes ne le portent pas, c’est bien la preuve d’une démarche volontaire. Cette soumission publique d’un nouveau type est d’autant plus regrettable que la plage est, en occident, un lieu démocratique par excellence : que l’on soit beau ou moche, jeune ou vieux, homme ou femme, noir ou rouge, tout le monde est tout nu, à part une norme pour cacher les organes sexuels. Et c’est bien sûr cet espace démocratique que ces nouveaux comportements veulent faire disparaître !

Tarik Ramadan jubile, et Simone de Beauvoir se retourne dans sa tombe.

Vous, qui défendez « la liberté individuelle » comme valeur fondamentale, devez comprendre que ce paradigme est celui dans lequel vous avez grandi, mais qu’il n’est pas immanent : il résulte d’une histoire sociale particulière, celle des sociétés occidentales, qui a été très loin, grâce en particulier aux Lumières, puis aux sociologues contemporains, dans l’analyse des normes et des assujettissements. Vous avez intégré la règle dans laquelle plus de Droits individuels implique forcément plus de Droits collectifs. Mais vous vous trompez. Une femme qui revendique publiquement sa place spécifique dans l’espace public ne revendique qu’une chose : être conforme au modèle social qui lui est prescrit par son milieu. Pas de liberté ici. Certes, cela nous arrive tous, ou presque tous, d’être conformes aux normes de notre milieu, moi comme les autres. Le problème du burkini sur la plage, après le voile à l’école puis la burka dans la rue, est que cette prescription vient d’une religion. C’est une méthode d’assujettissement extrêmement puissante, qui, en l’occurrence, vise à asservir la moitié de l’humanité, au nom d’une prétendue « liberté individuelle ».

Une religion est une manière de comprendre et d’accepter le monde d’une manière sensible, non rationnelle. Une manière fondée sur la « conviction intime » d’un ordre transcendant qui organise le monde, hors de portée des humains. Cet ordre supérieur attribue à chaque élément une place « naturelle ». La Terre est plate, et la femme doit cacher son corps, pour ne pas tenter l’homme. C’est évident, n’est-ce pas ? Dans une telle conception du monde, ces places sont « naturelles », immuables et s'imposent à l'homme. C’est pourquoi une religion cherche toujours à étendre ses règles à la société qui l’entoure. Il a fallu de très longs combats pour établir un début de laïcité dans notre pays, et elle reste très imparfaite. Le burkini est une tentative pour diffuser une des valeurs centrales de la plupart des religions, la différentiation femme / homme, dans l’espace public français. La « différentiation » signifie ici l’attribution à la femme d’un rôle spécifique, normé par l’apparence. Comment peut-on parler ici de « liberté » ? Bourdieu nous a appris que le dominant fonde toujours sa domination sur le fait qu’elle est « naturelle ».

Une grande partie de la gauche, et qui plus est, des féministes, qui a intégré cette règle « Plus de Droits individuels produit plus de Droits collectifs », et qui défend d’abord « la liberté », se trompe. Le progrès social ne vient pas d’une accumulation de petits Droits. La masse ne crée pas le progrès, elle ne crée que la conformité. Le progrès vient des marges, d’efforts d’intelligence individuelle ou scientifique, qui, libres des modèles normés, imaginent et tracent une voie nouvelle qui sera ensuite empruntée par le plus grand nombre, qui n’a pas les moyens ou la volonté d’une analyse réflexive sur sa propre condition. La politique de discrimination positive concernant la parité Femme/Homme dans les assemblées nationales ou locales françaises n’est pas venue « spontanément » d’une demande d’une majorité de françaises, mais est le résultat d’une série d’études et d’analyses sociologiques qui ont montré comment dépasser les stéréotypes « naturels », et comment mettre en place des mécanismes correctifs, qui semblent, dans un premier temps, contraires aux libertés individuelles.

Ce qui se passe aujourd’hui en France est la partie française d’un processus mondial de régression généralisée des Droits et de la place de la femme dans la société. On le voit à l’oeuvre à l’ONU, où les normes se déplacent lentement depuis une vingtaine d’années, on le voit aussi dans les sociétés occidentales, de plus en plus perméables à l’exposition publique des stéréotypes de genre, portés par les religions. La France, grâce à sa tradition particulière, devrait tenir sa place intellectuelle pour endiguer le phénomène. Mais elle est en train de tomber dans son propre piège : elle n’a pas compris que la revendication de « liberté », qui lui est chère, n’est qu’un miroir aux alouettes, une formule creuse qui est très habilement exploitée par les religieux de tous poils, tous alliés objectifs dans ce combat réactionnaire.

Comment en est-on arrivé là ?

Bien évidement, l’interpellation publique d’une femme en burkini sur la plage de Nice est choquante, car elle a placé cette femme en situation d’humiliation publique. En se plaçant plus ou moins volontairement en victime, elle a gagné la sympathie de millions de gens dans le monde, et incité beaucoup d’autres femmes a avoir le même comportement. Il est donc trop tard pour lutter contre le burkini. Il faut penser au coup d’après, et mettre en place le dispositif qui endigue le phénomène de fond.

Cette femme, comme celle qui voulait organiser la « journée burkini en piscine privée » à Marseille en juillet, ne s’attendait pas à lancer une telle polémique. Car le milieu dans lequel ces femmes évoluent quotidiennement est structuré par les valeurs de la religion dominante de leur groupe social. Elles ne voient pas où est le problème. Elles vivent, très probablement, dans un de ces territoires plus ou moins « abandonnés par la république », et elles ne côtoient, la plupart du temps, que des gens de la même origine culturelle et religieuse. Elles n’ont donc pas conscience que ce comportement vestimentaire est choquant pour un grand nombre de français qui ont intégré le principe de laïcité. Voilà la conséquence directe d’une politique de ségrégation urbaine savamment et régulièrement organisée par les élus locaux depuis 30 ans, relayant la demande plus ou moins explicite de la population autochtone. Reléguée dans les « zones sensibles », une partie des français, à l’écart des normes républicaines, a naturellement trouvé refuge dans un entre-soi, où les solidarités familiales jouent à plein pour répartir la maigre richesse que les « français de souche » veulent bien leur laisser. Quand le groupe social dominant provoque lui-même une ségrégation économique et géographique, il n’est pas étonnant que le groupe dominé revendique le communautarisme, qui lui permet de retrouver une identité valorisante. Le burkini est un des symboles actuels de cette identité.

Alors que faire ?

Les humains ont toujours comme premier réflexe de se regrouper en communautés pour mieux survivre. Il a fallu des siècles de travail philosophique, moral et social pour que certaines sociétés développent un contrat social inclusif, qui dépasse les intérêts des groupes et corporations. Dans ces sociétés, et tout particulièrement en France, la formation des individus, en particulier par l’école publique, a permis de dépasser ces réflexes tribaux, en apportant plus d’égalité sociale. Les individus ainsi formés ont naturellement adhéré à ce contrat social plus élaboré et plus inclusif, car il leur apportait plus de sécurité et un certain confort.

Cette organisation est en train de s’effondrer, sous les coups de boutoir de la mondialisation. Car l’immense majorité des humains qui arrive en France n’a pas été formée socialement par l’école laïque, et pratique au quotidien une vie communautaire, qui lui est naturelle, en prenant appui sur l’exemple des sociétés anglo-saxonnes, qui sont fondamentalement ségréguées. Et la mise en coupe réglée de l’économie par l’idéologie néo-libérale depuis 30 ans provoque une telle saignée dans les classes moyennes qu’elles ne se sentent plus solidaires de ce contrat social inclusif. Les réflexes de groupe, toujours présents à l’état plus ou moins larvé, commencent à reprendre le dessus au sein du groupe dominant, et on désigne l’immigré comme bouc émissaire, d’autant plus facilement qu’il se met aussi, lui-même, à l’écart, et revendique publiquement sa singularité, notamment religieuse.

Ce double mouvement de séparation est une tendance lourde, aux racines profondes. Seul un travail intellectuel exigeant, soutenu par des chercheurs en sociologie chevronnés, pourrait permettre une explicitation publique approfondie de ces phénomènes. Il faut un travail anthropologique et social organisé au sein de la communauté de recherche française, qui fasse une analyse en profondeur du phénomène, et qui montre les voies nouvelles de progrès social inclusif, et qui soit capable de proposer aux citoyens et aux politiques courageux le moyen de sortir par le haut de ce divorce. Nul doute qu’une mixité géographique planifiée sur le long terme par l’aménagement urbain, ainsi qu’une mixité sociale correctement organisée au sein d’une école laïque qui retrouve sa fonction et sa principale légitimité, sont parmi les conditions indispensables à cette sortie par le haut. Mais force est de constater que nous n’en prenons pas le chemin. Pour l’instant, ce sont les forces centrifuges qui sont à l’oeuvre.

D. Fourtune - 19 septembre 2016



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